12

Bak s’appuya contre le bastingage de la barge massive, d’une propreté méticuleuse, mais dont l’état nécessitait de sérieuses réparations. Il secoua sa sandale pour se débarrasser d’un caillou.

— Je commence à m’inquiéter, Imsiba, confia-t-il. Amonked espérait que je trouverais le coupable avant la fin des festivités.

Le sergent medjai siffla tout bas.

— Tu n’as plus que quatre jours et demi, mon ami. Ce n’est pas beaucoup.

— Peu après, nous appareillerons pour Mennoufer avec le commandant Thouti. Je n’aimerais pas laisser derrière moi un vil criminel sans qu’il ait de comptes à rendre devant Maât.

Les deux hommes parcoururent le pont. Imsiba lançait des regards inquisiteurs de toute part, cherchant les défauts du navire que son épouse achèterait peut-être. La brise du nord rendait supportable la chaleur ardente du milieu d’après-midi. La barge se balançait doucement. Des cordages battaient contre le mât où s’était perché un corbeau. Sitamon, délicate comme une fleur, se tenait près du château avant aux côtés de deux hommes, l’un aux cheveux grisonnants – le patron du bateau –, l’autre, grand et élancé – le capitaine de sa précédente barge de transport. Ses questions judicieuses lui permettaient de cerner les qualités du navire, ainsi que ses défauts.

Imsiba se baissa pour inspecter un rouleau de corde gris sur le pont.

— As-tu au moins une idée de l’identité du tueur ?

— Si, comme je le crois, on dérobe des objets précieux dans les entrepôts d’Amon, presque tous ceux qui travaillent au cœur de l’enceinte sacrée pourraient être coupables. Si c’est le rappel de l’ex-ambassadeur Pentou qui a causé la mort d’Ouserhet et celle de Meri-amon, alors le tueur fait partie de sa maison.

— Serait-ce de l’incertitude que je décèle, mon ami, ou un manque de confiance en toi ?

Bak sourit.

— Non. Simplement, tout est confus. Trop de questions pour l’instant sans réponse me font douter de mes deux théories. Et je ne vois pas comment elles pourraient s’imbriquer.

Imsiba examinait une à une les boucles de cordage. À mi-longueur, il découvrit un segment effiloché au point qu’il semblait prêt à rompre sous la plus légère tension. Réprobateur, il déposa la boucle de sorte que l’usure soit bien visible, et continua sa besogne.

— Puis-je t’apporter mon aide ?

Bien que tenté, Bak lut l’hésitation sur les traits de son ami et se voulut rassurant.

— Non, Imsiba. Sitamon a plus besoin de toi. Vois le nombre de navires amarrés ici pour toute la durée de la fête. Une telle opportunité ne se présente pas souvent. Reste aux côtés de ton épouse.

 

Le lieutenant envisagea de se rendre au domaine sacré, puis il résolut de s’entretenir d’abord avec Netermosé, qui connaissait bien les proches de Pentou et qui, lui semblait-il, pourrait être incité à s’épancher.

Le secrétaire n’était pas là, mais, grâce à une vieille servante pour qui les habitudes de la maisonnée n’avaient plus de secret, Bak le rejoignit au bord du fleuve. Il portait un panier d’où il prenait par poignées des reliefs de cuisine afin de les jeter dans l’eau. Une vingtaine de canards se disputaient des têtes de poissons, de la laitue fanée et des écorces de melons.

Trouver Netermosé loin de la maison était un don des dieux. Il montrerait moins de réserve que sous le toit de l’homme à qui il devait son gagne-pain.

— On a peine à croire que la fête est presque finie, dit le secrétaire en regardant des ouvriers ajouter des fragments de calcaire sur la partie de l’allée processionnelle qu’Amon emprunterait pour son retour vers Ipet-isout.

— Sauf le premier jour et une seule nuit, je n’ai même pas eu l’occasion d’y prendre part, admit Bak.

— Sais-tu maintenant qui a tué Marouwa ? Mais non, bien sûr ! ajouta Netermosé avec un petit rire embarrassé. Sans quoi tu ne viendrais pas me trouver.

De sa paume ouverte, Bak l’invita à marcher le long du fleuve. Les canards les suivirent en cancanant pour réclamer leur pitance.

— Quand je t’ai demandé, hier, quel membre de la maison aurait pu vouloir causer des troubles au Hatti, tu as soutenu qu’il s’agissait d’un tissu de mensonges. Tu t’exprimais avec une totale conviction, pourtant tu sais bien que l’on ne rappelle pas un ambassadeur à la légère. En outre, on a dû t’apprendre que le successeur de Pentou avait vérifié le bien-fondé de cette accusation en arrivant à Hattousas.

— Ta présence fait resurgir bien des souvenirs que je préférais oublier.

Sur la rive herbue encore détrempée, ils dépassèrent un acacia dont les branches ployaient au-dessus du fleuve, comme pour s’incliner vers le dieu Hapy et ses eaux bienfaisantes.

— Trois hommes sont morts, Netermosé. Les événements d’Hattousas y sont peut-être liés. Dans ce cas, une information éventuelle de ta part m’aiderait à arrêter le coupable. En revanche, continua Bak, voyant le secrétaire esquisser un geste de dénégation, si Pentou et son entourage se révèlent innocents, plus tôt j’apprendrai la vérité, plus vite je me tournerai vers une piste plus fructueuse.

Un long silence, un soupir malheureux. Netermosé, le visage gris et tendu, devait se rendre à l’évidence.

— J’étais atterré à la simple pensée que quelqu’un, dans notre maison, se soit ingéré dans la politique hittite. Selon la loi en vigueur là-bas, quiconque est pris à comploter contre le roi est exécuté, ainsi que toute sa famille. Un proche d’un ambassadeur n’aurait pas rencontré plus de clémence. Nous qui servions Pentou à Hattousas avons eu de la chance d’être rappelés avant que le traître soit découvert.

— Qui aurait couru un tel risque ? Tu as certainement réfléchi à la question.

Netermosé parut perplexe.

— Je n’ai jamais abouti à aucune conclusion. Chacun de nous était de Kemet, loyal à notre souveraine et à la terre qu’elle gouverne. Pour quelle raison aurait-on conspiré contre une puissance alliée ? Cela me dépasse.

Fomenter des troubles au Hatti – ou dans tout autre pays – ne signifiait pas pour autant qu’on n’était pas loyal envers sa patrie. Qui l’on soutenait, et comment ce prétendant comptait agir vis-à-vis de Kemet, là était toute la question.

— Tu as grandi sur les terres de Pentou, je crois.

Le secrétaire ne sourcilla pas devant le tour plus personnel que prenait la conversation.

— Il est vrai.

— As-tu toujours travaillé pour le gouverneur et sa famille ? Ou as-tu quitté This quelque temps ?

— Pourquoi serais-je parti ? Pentou et son père avant lui se sont toujours montrés bons envers moi. Grâce à la générosité de mon ancien maître, j’ai appris à lire et à écrire. Enfant, j’étudiais et je jouais avec Pentou. Je suis heureux de le compter parmi mes amis. Et lui, à son tour, m’a élevé à ma présente position. Sans le gouverneur, je peinerais dans les champs avec mes frères.

Bak remarqua sa fierté, la dévotion du serviteur pour le maître de toujours.

— Pentou n’est-il pas venu à Ouaset dans son enfance, pour étudier au palais comme il est d’usage pour les fils de nobles ?

— Si, lieutenant, mais il n’y est pas resté longtemps. Son père s’est éteint alors qu’il avait douze ans ; il a dû regagner This afin d’assumer ses fonctions de propriétaire terrien, et d’apprendre auprès de son oncle les devoirs d’un gouverneur.

— Il n’a pas servi dans l’armée ?

— Non, jamais.

Bak doutait que Netermosé, qui avait passé son existence dans sa province natale, se soit immiscé dans la politique d’une autre nation. Il aurait pu, en toute innocence, se fourrer dans un guêpier, toutefois il ne se serait pas aventuré dans une entreprise dont il mesurait les graves implications. La vie de Pentou avait dû être presque aussi protégée, on pouvait donc en dire autant à son sujet. Mais, au nom d’Amon, pourquoi Hatchepsout l’avait-elle choisi pour émissaire dans une terre lointaine et étrange comme le Hatti ?

— Parle-moi de Sitepehou. Tout ce que je sais de lui se résume au fait qu’il a été soldat au Retenou.

Netermosé lança une poignée de nourriture dans le fleuve. Les canards fendirent l’eau pour s’emparer de ce qu’ils pouvaient, dans un vacarme assourdissant.

— Je n’aime pas parler de quelqu’un derrière son dos.

— Mieux vaut cela que de le retrouver, un beau matin, la gorge tranchée comme Marouwa. Ou de le surprendre en train d’égorger une nouvelle victime – peut-être toi.

Le secrétaire rougit, puis répondit avec une réticence qui diminua peu à peu.

— Il a servi dans l’infanterie dès l’âge de quatorze ans et s’est élevé au grade de lieutenant, apprenant à lire et à écrire au fil des années. Il se plaît à dire qu’il a gravi les échelons avec la ténacité d’une hyène suivant sa proie. Il a reçu une blessure qui a bien failli être fatale – tu as vu toi-même la cicatrice sur son épaule. Alors, Sitepehou s’est installé chez sa sœur, qui vivait à This, afin de recouvrer la santé. Pentou a fait sa connaissance, s’est pris d’amitié pour lui et l’a engagé comme scribe. Quelquefois, avoua Netermosé avec un sourire navré, j’accepte mal sa réussite chez nous, mais je reconnais le premier qu’il ne se dérobe jamais à son devoir. Il a vite atteint la position de chef des scribes. C’est ainsi qu’il est venu avec nous à Hattousas. À notre retour, Pentou l’a nommé grand prêtre d’Inheret.

— Du temps où il était soldat, ses voyages l’ont-ils conduit au-delà du Retenou ? Au Hatti ?

— Il ne l’a jamais dit.

Ils continuèrent, plongés dans leurs pensées respectives. Le policier savait Sitepehou capable de s’approcher sans bruit d’un homme, par-derrière, et de le tuer d’un seul coup de lame. Il avait été entraîné dans les arts de la guerre, et ses muscles puissants lui auraient facilité la tâche. Mais Bak aimait bien le prêtre, dont il appréciait la bonne humeur un peu désabusée, et il ne voulait pas l’imaginer en tueur impitoyable.

Devant eux, la berge verdoyante s’étrécissait entre le fleuve et l’enceinte massive d’Ipet-resyt. Une douzaine d’embarcations se nichaient contre la rive sous une porte imposante. Des pêcheurs et des agriculteurs se pressaient de descendre sur la terre ferme, balançant sur leurs épaules des paniers de fruits, de légumes ou de poissons. Ils venaient livrer de la nourriture destinée aux offrandes, ou aux prêtres et aux scribes affamés.

Bak et son compagnon rebroussèrent chemin.

— Pahourê m’a confié qu’il a jadis été marin, remarqua Bak.

— Certes, acquiesça Netermosé. Il est très fier d’avoir navigué sur la Grande Verte, dans sa jeunesse.

— Lui aussi est un enfant de This ?

— Un voisin, pour ainsi dire. Il vient d’Abdou, où sa sœur habite toujours.

Les deux cités se trouvaient à un demi-jour de marche l’une de l’autre.

— Et Pentou réside à This. C’est la capitale provinciale, mais ne vaudrait-il pas mieux pour lui vivre à Abdou ? La ville est plus grande et sainte ; elle compte maintes tombes importantes qui attirent beaucoup de visiteurs. J’aurais pensé que sa présence y était requise presque chaque jour.

— Son domaine est situé entre les deux – plus près de This, j’en conviens. Il le préfère à sa maison de ville à Abdou. Cette résidence est beaucoup plus claire, confortable et spacieuse, et plaît mieux à dame Taharet.

« Et les désirs de dame Taharet sont des ordres », pensa Bak.

— Vu le grand nombre de prêtres nécessaires aux rituels sacrés, sans compter les artisans et les domestiques qui pourvoient à leurs besoins quotidiens, n’a-t-il pas d’immenses responsabilités à Abdou ?

— Il s’y rend toutes les semaines et y reste plusieurs jours d’affilée. Il ne se dérobe pas à ses obligations, lieutenant.

« Quel soulagement pour lui de se réfugier à Abdou et d’exercer le pouvoir dont il est privé dans sa maison ! » songea le policier.

— Dis-m’en davantage sur Pahourê.

Netermosé hésita, comme lorsqu’il l’avait interrogé sur Sitepehou, mais l’expression grave de Bak le poussa à parler.

— Sa sœur et lui n’avaient pas de père, et leur mère travaillait dans une maison de plaisir. Souvent ivre, elle les battait. Un jour, Pahourê s’est enfui. Il s’est faufilé à bord d’une barge et a voyagé jusqu’à Mennoufer, où il s’est enrôlé sur un navire marchand en partance pour Ougarit. Après plusieurs années à sillonner la Grande Verte, il s’est établi dans la cité-État de Tyr, où il est entré dans la garde de notre ambassadeur.

Le secrétaire puisa au fond du panier une autre poignée qu’il lança dans le fleuve. Les volatiles se jetèrent dessus dans une volée de plumes et un concert de claquements de bec.

— Comme Sitepehou, Pahourê montre une détermination inébranlable. Il a appris seul à lire et à écrire et, en quelques années, il est devenu l’intendant de l’ambassadeur. Lorsqu’il a décidé de revenir sur sa terre natale, il a cherché une position similaire dans notre maison.

— Que penses-tu de lui ? demanda Bak, se demandant si le secrétaire éprouvait autant de rancœur envers l’intendant que pour Sitepehou.

En effet, Netermosé avoua avec un sourire contrit :

— Je ne l’aime pas beaucoup, mais il accomplit sa tâche de manière exemplaire.

— Sitepehou a laissé entendre qu’il sait ce qu’il veut et qu’il l’obtient toujours.

— À cet égard, tous deux se ressemblent beaucoup. Pentou m’a conseillé plus d’une fois de m’affirmer davantage, expliqua le secrétaire avec bonne humeur. Non seulement ce n’est pas dans ma nature, mais je suis convaincu que trois fortes têtes dans une seule maison mèneraient au désastre.

Bak éclata de rire, mais reprit vite son sérieux. Il hésitait à poser la question suivante, toutefois il ne voyait pas de meilleure approche que la plus directe.

— Parle-moi de Taharet et de Meret.

— Tu ne penses tout de même pas que l’une d’elles aurait tué Marouwa !

— Je ne sais pas qui est l’assassin, mais l’expérience m’a appris que les femmes sont, autant que les hommes, capables de crimes odieux.

— Je ne connais pas de femme plus douce que dame Meret, répliqua Netermosé avec indignation. Quant à dame Taharet, en dépit de son fort caractère, elle ne blesserait jamais personne de propos délibéré.

Le secrétaire avait le sens de la nuance.

— Veux-tu me parler d’elles, ou préfères-tu que je me tourne vers quelqu’un d’autre, qui se montrera peut-être moins indulgent ?

Netermosé, bien que malheureux d’avoir à répondre, ne trouva pas d’échappatoire.

— Elle n’use guère de délicatesse dans ses paroles, mais sans mauvaise intention.

— Meret et elle sont-elles aussi nées à This ?

— Leur père était marchand à Sile[22]. C’est là qu’elles ont vécu, jusqu’à l’âge adulte.

Il vida le reste de son panier dans l’eau, jeta un coup d’œil à l’intérieur et y trouva encore une écorce de melon, qu’il lança aux canards.

— Dame Meret épousa un marchand qui voyageait beaucoup pour ses affaires. Quelques mois plus tard il fut tué par des bandits, la laissant seule et sans enfant. Dame Taharet convainquit leur père qu’elles gâchaient leur vie dans ce coin reculé, si bien qu’il les envoya à Ouaset, chez une vieille tante. Pentou vint rendre hommage à notre souveraine. Il rencontra dame Taharet et, peu de temps après, ils se marièrent.

Sile se trouvait à la frontière orientale de Kemet. Située sur une route commerciale majeure, elle était devenue prospère en offrant aux voyageurs fatigués et à leurs ânes un lieu de repos et de ravitaillement. Quant à Meret, Bak apprenait avec surprise qu’elle était veuve. En l’entendant évoquer un amour perdu, il avait sauté à la conclusion qu’elle n’avait jamais épousé l’élu de son cœur.

— Puisque dame Meret était veuve et abandonnée, Pentou l’accueillit elle aussi dans sa maison. Les deux sœurs sont très proches. Il ne m’aurait pas déplu de prendre Meret pour épouse, mais dame Taharet la surveille d’un œil de faucon, et je préfère garder mes distances.

Bak lui adressa un sourire compatissant.

— J’ai comme l’impression que dame Taharet souhaite qu’elle épouse un riche parti. Ou, du moins, ajouta-t-il en se rappelant l’intérêt qu’il lui avait inspiré, un homme qu’elle croit promis à un bel avenir.

Il regretta sa franchise, mais à l’expression du secrétaire, il sut que celui-ci ne se berçait pas d’illusions.

Plus tard, alors qu’il reprenait l’allée processionnelle en sens inverse, le lieutenant récapitula tout ce que Netermosé lui avait appris. Il avait beau sonder ses paroles et y chercher un sens caché, il ne discernait pas qui était la vipère lovée au cœur de la maison. Il eut l’impression de perdre son temps, en cherchant dans l’entourage de Pentou. Peut-être était-il plus judicieux de concentrer son attention sur le domaine sacré.

 

Bak ne s’étonna pas de trouver le contrôleur des contrôleurs des entrepôts au Trésor, comme la première fois. Où pouvait être un homme aussi fasciné par les richesses d’Amon, sinon là-bas ?

— Tu viens me dire que tout est en ordre.

Ouser, prévenu par un vieux scribe, se tenait sur le seuil, une main sur chaque montant de la porte comme pour empêcher Bak d’entrer.

— Je savais que tu ne trouverais pas d’irrégularité dans nos comptes, pas d’objet manquant dans nos réserves.

— Beaucoup d’archives ont été détruites lors du meurtre d’Ouserhet. J’ai la certitude qu’on les a brûlées afin que nul ne puisse plus vérifier leur contenu.

— Bah ! Tu imagines un crime là où il ne s’agit que d’un accident.

— Ouserhet avait signalé au grand prêtre Hapouseneb lui-même certaines incohérences dans les comptes des entrepôts.

Écartant l’accusation d’un geste désinvolte, Ouser se dirigea vers son fauteuil, tapota le coussin puis s’affala sur le siège.

— Aux yeux d’un inspecteur, une erreur de hiéroglyphe est une incohérence.

— Hapouseneb tenait son jugement en assez haute estime pour l’autoriser à se pencher sur cette affaire. Je ne vois aucune raison pour laquelle on l’aurait tué, en dehors de sa tâche d’inspecteur.

Bak marqua un temps d’arrêt pour souligner les paroles qu’il s’apprêtait à prononcer :

— Un inspecteur enquêtant dans les entrepôts d’Amon, où il avait trouvé des incohérences.

L’air sombre, Ouser ajusta le coussin sous son séant, puis tritura la ceinture de son pagne, remontée haut sur son ventre volumineux.

— Dérober des objets à Amon relève du sacrilège, lieutenant.

« Assurément, pensa Bak. Mais plus d’un homme a été tenté par une riche existence au point de repousser toute crainte de la mort et de la pesée du cœur sur la balance de la justice, devant Osiris. »

— Le prêtre Meri-amon – égorgé lui aussi, tu t’en souviens – était chargé des objets rituels de l’entrepôt même où l’inspecteur Ouserhet a été assassiné. Cela ne peut passer pour une coïncidence, et cela ne saurait être pris à la légère.

Ouser restait dubitatif. Bak appuya l’épaule contre une colonne en bois peinte de couleurs vives et poursuivit sans se décourager.

— Meri-amon, qui les distribuait puis les rangeait dans la réserve, aurait pu en garder et modifier l’inventaire.

— Aucun prêtre ne commettrait une pareille ignominie.

— Les prêtres sont aussi faillibles que les autres.

— Dépouiller le plus grand des dieux ? Non !

Bak ne savait si les dénégations du contrôleur étaient sincères ou s’il ne faisait que défendre son territoire.

— D’après ce que j’ai compris, tout ce groupe d’entrepôts est rempli d’instruments du culte.

— Il me semble te l’avoir dit au cours de notre précédente conversation.

— Beaucoup d’objets offerts à Amon ont une utilisation limitée dans le temps, par exemple les huiles aromatiques, les parfums, les étoffes pour vêtir sa statue. En revanche, les ustensiles rituels, comme les vases de libation et les encensoirs, sont réutilisés à maintes reprises. Quand les entrepôts deviennent trop encombrés, se défait-on de certains d’entre eux ?

Ouser s’assura que le scribe mettait le loquet et scellait la porte du Trésor pour en protéger les merveilles. Le vieillard regarda alors le contrôleur, qui le congédia d’un geste sec de la main, puis il traversa la rue pour pénétrer dans un édifice de taille plus modeste.

— Tu disais ? reprit Ouser en concentrant à nouveau son attention sur Bak. Oh, oui ! Chaque année quand nous dressons l’inventaire, nous écartons ceux dont nous ne nous servons plus. Nous en distribuons quelques-uns au petit temple d’Amon à Mennoufer et à ses diverses annexes. Les autres vont à la maison royale. Là-bas, soit on les juge utiles, soit on les offre à de misérables roitelets étrangers. Sinon, les objets sont détruits. Les poteries sont brisées, le métal est fondu pour être remoulé.

Bak serra les dents. Encore une autre piste à explorer.

— Cela arrive-t-il souvent ?

— Non, lieutenant. Donner de tels bijoux, c’est drainer la force vitale d’Amon.

Si l’or était la chair des dieux, présenter les métaux plus vils comme le sang de la divinité était exagéré.

— Les rouleaux de lin ou les denrées périssables comme les huiles aromatiques sont-ils parfois adressés au palais ?

— Il nous arrive d’envoyer de petits présents à notre souveraine, pour son usage personnel.

— Et chaque transaction est consignée du début jusqu’à la fin.

— Bien entendu.

Contrarié, Bak se voyait revenu à son point de départ. Des objets du culte avaient été volés dans les entrepôts du dieu. Par Meri-amon ? Le jeune prêtre aurait-il pu dérober à l’insu de tous l’énorme quantité de biens précieux dont la cargaison sur le pont d’Antef donnait déjà une idée ?

Ouser fixa Bak d’un air indéchiffrable. Peu à peu, sa résistance obstinée se mua en inquiétude.

— Ouserhet n’aurait tout de même pas découvert des irrégularités au Trésor !

— Cela se pourrait, mais je doute que le voleur ait eu l’audace de viser si haut. Je suppose qu’il opérait surtout dans le groupe d’entrepôts où le meurtre a été commis.

— S’il existe le moindre risque…

Ouser se mordit la lèvre et hocha la tête, pensif.

— Oui, un criminel aussi infâme pourrait finir par se croire invulnérable et se tourner vers le Trésor, y voyant la source de plus grandes richesses… De quelle façon puis-je t’aider, lieutenant ?

Bak était sidéré par le changement qui venait de s’opérer dans le cœur d’Ouser. Il bondit sur son offre.

— J’ai besoin d’un autre inspecteur, indépendant du domaine sacré. Un fonctionnaire de haut rang, comme Ouserhet.

Ouser se leva d’un mouvement brusque et décidé.

— Je te suggère de consulter Sobekhotep, mon homologue au palais. Dis-lui que nous souhaiterions lui emprunter son meilleur inspecteur des comptes.

Le sang de Thot
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